Quand on m’a demandé de produire un documentaire vidéo sur le rôle des Aînés dans les établissements correctionnels fédéraux au Canada, j’ai d’abord cru qu’il s’agirait là d’un travail assez routinier. J’interrogerais un groupe d’Aînés, je regrouperais les passages les plus intéressants et je réviserais le matériel de manière à constituer une série de clips racontant leur histoire.
Je ne pensais pas alors que cette affectation, aussi intéressante fût‑elle, allait me changer de quelque manière que ce soit ni que j’entendrais des choses que je n’avais jamais entendues. J’ai en effet découvert des événements qui ne faisaient pas partie de mes connaissances générales, comme le massacre des chiens de traîneau chez les Inuits et la « rafle des années soixante », au cours de laquelle des enfants des Premières Nations ont été retirés de leur famille pour être placés dans des familles d’accueil.
Donc, un jour du mois de mars, j’étais assis dans une salle de conférence vide de l’Établissement d’Edmonton pour femmes face à un Aîné de la nation des Salish du littoral, un homme du nom de George Harris. Je lui ai demandé de m’expliquer le lien entre les pensionnats et les taux d’incarcération élevés chez les Autochtones. Il m’a regardé d’un air soupçonneux et a poussé un grand soupir.
« Ils voulaient venir me prendre au village, mais ma mère a résisté le plus longtemps possible, a-t-il déclaré. Un jour, les autorités sont arrivées et ont dit à ma mère que si elle ne les laissait pas repartir avec ses enfants, des conséquences juridiques seraient à prévoir. Qu’elle devait laisser partir ses enfants, qu’elle les laisse embarquer à bord de ce bateau missionnaire qui allait les emmener au pensionnat. Ma mère était en pleurs. »
George Harris a alors fait une pause; je voyais qu’il éprouvait de la difficulté à continuer son histoire. Son regard errait, et sa respiration devenait de plus en plus rapide et courte, comme s’il suffoquait. Graduellement, les larmes ont commencé à couler le long des doux contours de son visage. Il n’a pas cherché à les cacher. J’ai laissé l’enregistrement se poursuivre en ne sachant pas trop si c’était bien ou mal et je lui ai dit en chuchotant : « ça va aller ».
Après environ 10 minutes, il a poursuivi son histoire, mais j’avais déjà la réponse à ma question. La douleur vive qu’il m’a si gracieusement dévoilée m’a fait comprendre pour la première fois que l’expérience des pensionnats représentait beaucoup plus qu’un fait historique. J’avais devant moi un homme qui n’était pas tellement plus âgé que moi et qui portait les blessures profondes de ce qui leur avait été fait, à lui et à son peuple, par mon peuple, de mon vivant.
Selon un certain nombre d’autres Aînés que j’ai interrogés pour le documentaire, l’expérience des pensionnats a été, dans l’ensemble, catastrophique. « Les gouvernements de l’époque ont littéralement arraché son âme à mon peuple, a déclaré Fred Campiou, Aîné cri. Nous n’avions pas le droit de pratiquer nos cérémonies. C’était interdit par les lois canadiennes. Ils ont démonisé nos Aînés. Ils s’en sont pris à nos chefs spirituels. Voilà où nous en sommes aujourd’hui, et nous sommes probablement les seuls à pouvoir contribuer à réparer cela. »
Au fil des générations qui ont suivi, plusieurs enfants et petits‑enfants se sont éloignés de leurs racines autochtones. « Une chose qui m’étonne vraiment, c’est à quel point nos détenus sont coupés de leur famille, de leur collectivité, de leur nation, de leur culture, de leur langue, de leurs cérémonies sacrées ainsi que de leur mode de vie traditionnel », a expliqué George Harris.
Plusieurs des Aînés encore vivants aujourd’hui ont été envoyés dans les pensionnats alors qu’ils étaient enfants. Aujourd’hui, ils sont, tant au propre qu’au figuré, les grands‑parents des délinquants autochtones dont ils s’occupent désormais. Leurs petits‑enfants portent les blessures qui leur ont été passées par des générations successives marquées par la douleur.
Lorsque je me suis rendu à l’Établissement Joliette pour femmes, au beau milieu d’un blizzard printanier au début de mars, j’ai rencontré Sarah, une délinquante inuite de 23 ans. Au début, elle était réticente à s’entretenir avec moi. Finalement, lorsqu’elle a accepté de s’ouvrir, elle a dit ceci : « Je pense que la violence se transmet de génération en génération. Je crois que mes parents et mes grands‑parents éprouvaient beaucoup de colère pour ce qui leur est arrivé – les pensionnats, le massacre des chiens de traîneau – et ils ont transmis cette colère à leurs enfants et à leurs petits‑enfants. À mon avis, ils ne savaient pas comment gérer leurs émotions, alors ils nous les ont passées. Toutefois, il faut que ça s’arrête à un certain moment. Pour ma part, je veux y mettre fin dans ma génération, avant d’avoir mes propres enfants. Je veux être capable d’arrêter le cycle de violence dans ma famille. »
J’ai entendu le même son de cloche de Dakota, un jeune anishinaabe de 23 ans actuellement incarcéré à l’Établissement de Beaver Creek de Gravenhurst, en Ontario. Autrefois considéré délinquant dangereux sans espoir de libération, il est maintenant détenu dans une unité des Sentiers autochtones à sécurité moyenne. Sa transformation en a déconcerté plus d’un au sein du personnel correctionnel qui le côtoie. Il attribue cette transformation à un facteur.
« Si je n’avais pas eu d’Aîné pour me guider et m’aider, je crois que je serais encore dans une unité à sécurité maximale, que je prendrais encore de la drogue et que je ferais tout ce que je ne dois pas faire, a‑t‑il déclaré. Les Aînés nous aident vraiment à nous remettre sur pied et, parallèlement, à nous reprendre en main. »
Comme l’a expliqué Fred Campiou, les Aînés sont probablement les seules personnes qui sont en mesure d’aider les délinquants des Premières Nations ainsi que des peuples métis et inuits à renouer avec leurs racines autochtones. Comment s’y prennent‑ils? « Le fait d’aller dans une suerie ou de participer à une cérémonie leur donne une idée de pratiques qui parlent de leur histoire, de qui ils sont et de leur lien avec ce mode de vie », explique Mike Couchie, Aîné anishinaabe travaillant actuellement à l’Établissement de Beaver Creek.
À l’Établissement du Pacifique, situé à Abbotsford, un Aîné métis du nom de Tom McCallum m’a emmené à la suerie. Il a pointé les roches qui servent à obtenir la chaleur nécessaire pendant la cérémonie en disant : « Ce sont les grands‑parents. » Le ton de sa voix était empreint d’une profonde révérence. À ce moment, j’ai saisi vraiment l’ampleur du rôle que les Aînés jouent dans la vie des délinquants autochtones. J’ai ressenti un grand respect pour eux. Eux aussi sont grands‑parents. Plusieurs d’entre eux, comme George Harris, ont entrepris un périple déchirant au cœur de leurs propres douleurs et souffrances qui leur a permis d’acquérir une sagesse qu’ils transmettent maintenant aux enfants et aux petits‑enfants incarcérés en raison de la violence dont ils ont hérité.
D’une manière des plus tangibles, ils contribuent à ramener ces enfants à la maison.
Commentaires
Miigwetch (Thank you) in Ojibwe - for this article.
Thank you for reading!
wow, imagine being taken away from your home as a young child and shamed every day... Canada's indigenous are true warriors and survivors!