Pour George Manthorne, agent correctionnel à l’Établissement de Springhill, cet après‑midi d’août 2002 où il s’apprêtait à commencer son quart de travail n’était qu’une journée comme les autres. Jamais il ne se serait douté que, quelques heures plus tard, il allait vivre une expérience qui bouleverserait sa vie.
George et deux autres agents étaient en poste dans la cour intérieure remplie de quelque 200 détenus au moment où l’un d’eux en a attaqué un autre en lui tranchant la gorge. Au même moment, deux autres détenus étaient poignardés. La situation a rapidement dégénéré, au point où George et ses deux collègues ont craint que les détenus ne prennent le dessus.
« Nous étions alors quatre et ils étaient 200. Comme les détenus ne voulaient pas retourner dans leur cellule, ni même quitter la cour, la situation aurait vraiment pu tourner au cauchemar. Ils auraient pu prendre le contrôle de la prison s’ils l’avaient voulu. »
Des agents sont rapidement arrivés en renfort, et les détenus sont finalement retournés dans leur cellule après avoir ignoré plusieurs ordres de libérer la cour. En tant que membre de l’équipe d’intervention d’urgence à l’époque, George a passé le reste de son quart de travail à s’occuper des détenus ayant pris part aux actes de violence. Il a commencé sa journée de travail à 14 h ce jour‑là, et n’est rentré à la maison qu’à 9 h le lendemain matin. Il était épuisé, mais pour lui, ce n’était qu’une journée de travail parmi tant d’autres. La suite des choses allait pourtant lui prouver que c’était loin d’être le cas.
« Après trois ou quatre semaines, j’ai commencé à m’isoler. Je rentrais du travail, parlais à mon épouse et à mes enfants pendant quelques minutes, puis j’allais me cacher dans ma chambre. Je ne voulais parler à personne. Je me suis mis à avoir de la difficulté à m’endormir et, quand j’y parvenais, je faisais des cauchemars étranges et insensés qui me réveillaient. Mon esprit se mettait alors à tourner à une vitesse folle, et je n’arrivais pas à retrouver le sommeil. J’ai commencé à avoir des crises d’angoisse partout et tout le temps – dans ma voiture, à la maison, en présence d’autres personnes – mais ironiquement jamais au travail. Je suis rapidement devenu de plus en plus déprimé et négatif et je n’arrivais pas à me convaincre de faire quoi que ce soit. Les jours de congé, tout ce que je voulais faire, c’était de rester assis seul dans ma chambre. »
L’incident de la cour remontait à environ deux mois et demi à ce moment‑là. La femme de George l’a incité à consulter un médecin bien avant qu’il ne se rende compte que quelque chose n’allait pas, phénomène apparemment commun chez les personnes ayant subi une atteinte à la santé mentale. Devant l’insistance de son épouse, George en a parlé à l’agent d’orientation du Programme d’aide aux employés de l’établissement, qui lui a suggéré de consulter un psychologue. Il a également consulté son médecin de famille. George a alors reçu le diagnostic de trouble de stress post‑traumatique (TSPT) causé par son travail. On lui a prescrit des antidépresseurs.
« Je ne crois pas que mon état ait été causé par ce seul événement. Je crois plutôt qu’il est le résultat d’une accumulation de choses. Tout au long de ma carrière, j’ai dû intervenir lors du seul meurtre à survenir à l’Établissement de Springhill, et aussi lors de toutes sortes d’agressions et de suicides de détenus et de collègues de travail. Voilà la réalité à laquelle nous faisons face au travail en milieu correctionnel. J’ignore pourquoi l’incident de la cour a été un moment décisif pour moi, mais il a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. »
Selon George et son expérience du travail en établissement depuis 18 ans, les atteintes à la santé mentale en milieu de travail sont fréquentes au sein du SCC, mais la plupart des gens ne veulent pas admettre qu’ils en sont victimes. « La seule honte de devoir dire qu’ils ont besoin d’aide suffit pour les inciter à taire ce qu’ils ressentent », dit‑il.
« En tant qu’agents correctionnels, nous avons tendance à nous montrer forts, à laisser croire que rien ne peut nous atteindre et à rester impassibles. Beaucoup de gens n’arrivent pas à admettre, ni à eux‑mêmes ni aux autres, qu’ils ont un problème et c’est le principal obstacle qui les empêche d’obtenir l’aide nécessaire. Nous devons changer cette culture. Nous devons changer cette attitude. »
George s’emploie à faciliter les choses pour ses collègues à Springhill et d’autres collègues dans l’ensemble du pays. À son établissement, il ne se gêne pas pour raconter son histoire à ses collègues. Tout le monde sait qu’il est atteint du TSPT et pour quelles raisons. Et tous savent qu’il est disponible pour parler et qu’il répondra à toutes les questions qu’on lui pose.
« Je crois que plus on aborde la question et plus on permet aux gens de mettre un visage sur ce problème, plus on les incite à parler et à aller chercher l’aide dont ils ont besoin. Éviter le sujet n’aidera personne. »
De plus, il y a quelques années, George a créé un groupe privé sur Facebook à l’intention des employés correctionnels aux prises avec des atteintes à la santé mentale. Ils ont ainsi un endroit sécuritaire pour parler avec d’autres personnes qui comprennent ce qu’ils vivent.
« Ce groupe attire des employés de partout au Canada. Ils n’ont qu’à dire qu’ils ont une atteinte à leur santé mentale et qu’ils veulent en parler. Nous les croyons sur parole. Beaucoup de gens ayant publié le récit de leurs expériences nous ont dit à quel point la chance d’avoir pu parler à des personnes qui les comprennent s’est révélée utile. Toute personne qui veut se joindre au groupe n’a qu’à m’envoyer un courriel au travail, et je l’ajouterai à la liste des membres. »
Voilà déjà treize ans que George se tenait au milieu de cette cour à l’Établissement de Springhill, à rester à l’affût de ce qui pouvait arriver. Au fil de ces années, il a soigné son TSPT à l’aide d’antidépresseurs et d’une visite occasionnelle chez le psychologue. Il a essayé de se passer de médicaments à deux reprises, mais après avoir vécu deux crises familiales qui lui ont donné l’impression que son monde s’écroulait sous ses pieds, il a demandé à en reprendre. Aujourd’hui, il prend la plus forte dose permise.
« Je n’ai pas honte de prendre des médicaments. Mon psychologue estime que je ne devrais pas cesser de les prendre avant d’être à ma retraite et de me laisser le temps de décompresser du travail, mais je n’ai aucun problème à les prendre le restant de mes jours parce que la vie n’est pas très plaisante autrement. Maintenant, s’il m’arrive un pépin dans la vie, je peux y faire face comme tout le monde. Cela ne me met plus complètement à terre comme auparavant. »
George reconnaît qu’il a été chanceux de recevoir le soutien dont il avait besoin pour se rétablir. À un certain moment, il a dû attendre 14 mois avant de consulter un psychiatre parce qu’il n’y en a que trois dans sa région, mais sa médication l’a aidé durant ce temps. Il se dit également chanceux que ses médicaments aient fait effet assez rapidement et qu’ils lui font encore du bien aujourd’hui. Il sait que ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Lorsqu’on lui demande s’il a déjà envisagé de quitter le milieu correctionnel, George répond par un « non » catégorique. Il croit en ce qu’il fait et estime qu’il fait une réelle différence dans la vie de nombreux détenus. En tant que fils d’agent correctionnel, il a pu voir l’incidence que son travail peut avoir.
« Mon père avait, dans ses cas à traiter, un gars que je considère aujourd’hui comme mon frère. D’adolescent condamné à la prison à vie, il est devenu prêtre et travaille maintenant pour le SCC dans l’une des prisons de l’ouest du pays. Il a assisté à mon mariage, à celui de mon frère et de ma sœur, puis aux funérailles de ma mère. Il fait partie de la famille. Et j’adore raconter cette histoire à mes collègues parce qu’ils me regardent comme si j’avais trois têtes. Je ne suis pas naïf au point de penser que nous pouvons aider tous les détenus, mais je sais que nous pouvons en aider quelques‑uns. Je le sais parce que je l’ai vu. Voilà pourquoi je suis toujours ici. »
Pour de plus amples renseignements sur cet important sujet, rendez-vous sur la page InfoNet touchant les atteintes à la santé mentale en milieu de travail, où des ressources vous sont aussi accessibles.