Vivre une possibilité de justice réparatrice

Reportages

Un après-midi de juin 1994, la vie de Susan McDonald a changé de manière que la plupart d’entre nous ne pourraient jamais comprendre. Elle était chez elle, en train d’ouvrir son courrier, quand elle a reçu un appel téléphonique de l’amie de sa grand-mère. Les deux dames étaient censées se rendre à un spectacle de l’orchestre symphonique ce soir-là, mais la grand-mère de Susan ne répondait ni au téléphone ni à la porte, lui a annoncé cette amie, qui lui a fait part de son inquiétude.

 

Susan avait une clé de la maison de sa grand-mère. Elle a donc enfourché son vélo en vitesse pour aller vérifier. En ouvrant la porte, elle a crié le nom de sa grand-mère, puis elle s’est précipitée à l’étage, où elle a trouvé sa grand-mère couchée sur son lit. Elle avait été violemment frappée à la tête et avait été agressée sexuellement. Elle n’avait pas survécu à l’attaque. Aucune arrestation n’a jamais été effectuée pour ce crime, que le service de police de Toronto n’a pas encore élucidé à ce jour.

 

« Ce qui est arrivé à ma grand-mère m’a secouée jusqu’au plus profond de mon âme, raconte Susan. Nous perdons tous des êtres chers, que ce soit en raison de la maladie ou de la vieillesse. Nous savons bien que cela va arriver un jour ou l’autre. Mais perdre ma grand-mère des suites d’un meurtre doublé d’une agression sexuelle… cela n’entrait dans aucune catégorie connue, selon moi. Je ne savais pas comment intégrer cette situation dans ma vie, ou même comment la gérer ».

 

Le reste de cet après-midi est flou pour Susan, qui se décrit elle-même comme « complètement perdue » à la station de police ce soir-là. Pendant les jours, les semaines, les mois et les années qui ont suivi la découverte du cadavre de sa grand-mère, elle a mené un combat contre ses propres émotions : elle s’est refermée sur elle-même et s’est jetée corps et âme dans ses études en droit et dans son travail. Même si elle a reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique, elle a tout fait pour maintenir toutes les apparences d’un membre de la société pleinement fonctionnel, en possession de tous ses moyens. En vérité, elle s’écroulait de l’intérieur.

 

Au fil du temps, Susan a trouvé des façons de gérer sa douleur, sa peur et sa colère. Elle s’est portée volontaire pour aider d’autres personnes qui avaient perdu des proches aux mains de meurtriers et elle s’est jointe au conseil d’administration de l’organisme Victim Services Toronto, qui aide les victimes et leurs familles à la suite d’un crime ou d’une tragédie soudaine et inattendue. Ce travail a aidé Susan en lui donnant des occasions de parler de sa propre expérience.

 

Dix-sept ans plus tard, cependant, Susan avait besoin de plus que cela.

 

Elle a lu un rapport préparé par un professeur de criminologie à l’Université de Montréal au sujet de la justice réparatrice. Le rapport décrivait un programme pour les survivants d’agressions sexuelles au Québec, dans le cadre duquel on faisait appel à des délinquants de substitution pour discuter des dommages causés par les agressions sexuelles. Autrement dit, les victimes d’agressions sexuelles rencontraient des délinquants reconnus coupables d’agressions sexuelles (non pas leurs propres agresseurs, mais des délinquants ayant commis des crimes similaires) afin d’obtenir ce dont elles avaient besoin pour guérir et aller de l’avant. Susan n’avait jamais entendu parler de ce concept avant, mais cela a attiré son attention.

 

« À cette époque, je m’étais jetée dans le travail, au point de m’y perdre, en quelque sorte, explique Susan. J’ai donc décidé que c’était là quelque chose que je voulais faire. Je voulais voir si je pouvais profiter d’une possibilité de justice réparatrice avec un délinquant de substitution. »

 

Susan a communiqué avec le programme Possibilités de justice réparatrice du Service correctionnel du Canada (SCC) pour démarrer le processus. Les agents du programme ont ouvert son dossier et lui ont indiqué qu’un médiateur communiquerait avec elle prochainement. Ils l’ont également informée qu’en raison de la nature de son cas et du fait que le processus nécessitait l’appariement d’une victime avec un délinquant de substitution, il se pourrait que cet appariement prenne jusqu’à un an. Ce délai convenait à Susan. Or, quelques jours plus tard, elle a reçu un appel de Mark Yantzi.

 

« Il m’a dit : “Je pense avoir trouvé quelqu’un. Pouvons-nous nous rencontrer dans les prochains jours?”, explique Susan. Mais je n’étais pas prête. Je m’attendais à ce que cela prenne un an, pas des semaines! J’ai donc pris le temps de réfléchir, puis j’ai rencontré Mark quelques semaines plus tard. »

 

Sa première impression de Mark? « Il était gentil, chaleureux, accueillant et réconfortant », raconte Susan. Ils ont discuté pendant des heures, non seulement de ce qu’elle voulait atteindre en participant à ce processus, mais aussi de la justice réparatrice en général, d’un point de vue philosophique. Susan explique qu’à l’issue de cette rencontre avec Mark, elle se savait entre bonnes mains.

 

« Il m’a demandé ce que je cherchais à tirer de ce processus, raconte Susan, mais la chose la plus brillante qu’il ait faite a été de se contenter de m’expliquer que le délinquant qu’il avait en tête était un homme qui purgeait une peine d’emprisonnement à vie pour avoir agressé sexuellement une femme âgée lors d’un cambriolage à domicile. Mark ne m’a communiqué que le prénom du délinquant. Ainsi, je n’ai pas pu réaliser de recherches sur son cas. J’étais loin de me douter à quel point cette approche s’avérerait importante. »

 

Peu de temps après sa première rencontre avec Mark, Susan s’est retrouvée assise en compagnie de Mark et de Stacey Alderwick, qui était alors encadrée par Mark en tant que médiatrice nouvellement formée dans le cadre du programme Possibilités de justice réparatrice, afin de mettre la touche finale à certains détails. Ensemble, ils ont clairement établi ce que Susan avait besoin d’aller chercher auprès du délinquant pour que ses attentes puissent être comblées. Dans son cas, il s’agissait de la réponse à une question : « Pourquoi agresser sexuellement et assassiner une femme âgée? »

 

Après des mois de planification, le jour de la réunion est arrivé. C’était la fin octobre. Susan a roulé jusqu’à l’Établissement de Bath pour rencontrer Mark et Stacey dès le matin. Mark l’a guidée tout au long du processus. Il l’a d’abord mise à l’aise et l’a calmée au fur et à mesure qu’ils passaient à travers les mesures de sécurité et qu’ils progressaient à l’intérieur de l’établissement. Mark, Stacey, Susan et le délinquant se sont rencontrés dans une salle de réunion meublée d’une table et de chaises. Susan a parlé en premier pour raconter son histoire.

 

« J’ai pleuré pendant au moins deux heures et demie. Je lui ai demandé ce qui pouvait amener un être humain à infliger un tel sort à qui que ce soit, et encore plus… à une femme âgée. Je lui ai dit que je comprenais le cambriolage, que ce soit pour assouvir une dépendance ou pour une autre raison, mais que j’avais besoin de savoir… pourquoi l’agression sexuelle? »

 

Bien que Susan ne l’ait pas remarqué à ce moment-là, le délinquant est devenu émotif au fur et à mesure qu’elle parlait. Plus tard, au cours de la réunion de bilan, Mark et Stacey ont souligné tous les deux avoir perçu que le délinquant compatissait avec les douleurs de Susan et qu’il était très profondément ému. Une fois que Susan a fini de parler, le tour du délinquant est arrivé.

 

« En fait, il avait été agressé sexuellement par sa mère quand il était enfant. Son père avait quitté le foyer. Il avait trois frères et sœurs. Il volait pour mettre de la nourriture sur la table pour sa mère et ses frères et sœurs. Le vol faisait simplement partie de sa vie. C’était un mode de survie. »

 

« Le psychologue qui a témoigné dans son cas a expliqué que les problèmes avec sa mère avaient conduit le délinquant à agresser sexuellement sa victime. Il avait besoin non pas de vengeance, mais de contrôle. Ce besoin s’était manifesté en entraînant l’attaque qui a tué cette femme innocente. C’était sa seule agression sexuelle. Il n’avait jamais fait cela avant. »

 

L’histoire du délinquant avait du sens, aux yeux de Susan.

 

« Il ne cherchait pas à trouver des excuses pour ce qu’il avait fait. Il voulait simplement m’expliquer le contexte dans lequel il a grandi et ce qui l’a poussé à commettre son crime. J’ai assurément obtenu des réponses et j’ai ressenti énormément d’empathie pour cet individu. Il y avait beaucoup de confiance et d’ouverture entre nous deux, qui étions de parfaits étrangers, ce qui est vraiment étonnant quand on y songe. C’était très spécial. »

 

« Juste avant que nous partions, il m’a donné son nom de famille afin que je puisse faire des recherches sur son cas. Il m’a dit : “La description qu’on fait de moi me fait paraître comme un monstre, mais je ne pense pas que j’en sois un”. En fait, cela m’a grandement impressionnée. Il m’a fait suffisamment confiance pour me donner son nom afin que je puisse lire tout ce qui s’est écrit sur lui et sur ce qu’il a fait subir à sa victime. »

 

C’est là que la décision de Mark de ne pas communiquer à Susan tous les détails concernant le délinquant a pris tout son sens. Il n’y a aucun doute dans l’esprit de Susan : si elle avait connu les détails horribles avant la rencontre, elle aurait vécu une expérience bien différente. Elle se serait présentée avec tous ses préjugés contre les délinquants sexuels, se fermant ainsi à toute écoute véritable. Susan estime que la décision de Mark de ne pas lui transmettre certains renseignements lui a donné la chance de vivre l’expérience dont elle avait besoin.

 

Sur le chemin du retour à la maison, cet après-midi-là, Susan se sentait complètement vidée et épuisée, mais elle se sentait également différente. Bien que cette rencontre ne lui ait pas permis de clore ou de résoudre son histoire pour la simple raison qu’il ne s’agissait pas du délinquant qui avait tué sa grand-mère, elle affirme que l’expérience l’a changée d’une manière qu’elle n’aurait jamais attendue… d’une manière qui a eu des effets permanents sur sa vie.

 

« J’étais là, assise dans mon auto en écoutant la radio, et je me suis dit : “Oh mon dieu! J’ai changé! Toutes mes idées sur les délinquants sexuels ont été mises à dure épreuve.” Je ressentais plus d’empathie. Je comprenais mieux. Je n’avais pas de haine ou de dégoût, juste un esprit ouvert. Ce qui est une bonne chose. Je me sentais comme si j’avais désormais une marque dans le front annonçant : “Voici une meilleure personne”. J’avais l’impression d’avoir grandi. »

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